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Philologie d'Orient et d'Occident
20 octobre 2010

Le snobisme onomastique : Proust (6)

Philologie d'Orient et d'Occident (72) Le 20/10/2010, Tokyo K.
                         

Le snobisme onomastique : Proust (6) 

     L'unique hôtel-restaurant à Vouillé-la-Bataille (Vienne, cf. billet 69), s'appelait « Le Cheval Blanc ». Un soir de février 1967, on m'a demandé d'y parler, devant les gens du village, du TGV japonais qui venait d'être mis en service à ce moment-là. La soirée, organisée par le docteur Pierre Souchon (pharmacien du village), était une des plus agréables de mon séjour. Le nom de Cheval Blanc à Vouillé m'est resté avec des images des gens qui causaient doucement de leur mairie ou de leur église dans la lumière jaune du restaurant.
    C'est début novembre de la même année que j'ai fini de lire À la recherche du temps perdu. Au cours de ma lecture, j'ai appris que le père de Marcel Proust, Adrien, était issu d'une vieille famille d'Illiers, fabricant de cierges, domicilié en la rue du Cheval Blanc. Cette trouvaille d'une mince filiation onomastique à travers le temps et l'espace fut pour moi un petit choc qui m'attachait davantage à la France. N'est-ce pas ce genre de plaisir qui animait le vieux poète Nishiwaki qui désirait lier le vieux chinois au grec ancien (cf. des billets 47 à 66) ?

     Depuis la lecture de Proust, toutes ces petites correspondances des noms réels avec les noms relatifs à l'œuvre m'enchantaient. Il me semblait que de nouveaux noms de lieux que je ne cessais de découvrir au cours de mes randonnées dominicales à bicyclette ourdissaient, avec les noms réels ou fictifs du roman, de mystérieuses toiles. De retour chez moi, dans mon bureau, j'ai souligné ces nouveaux toponymes sur ma carte départementale Michelin. Je vérifiais, physiquement, du pied et de mes propres yeux, mon imagination.

     Je me demande ce que c'était que les noms propres français pour Proust qui n'aurait pu se sentir (comme un étranger) ni « Gallo-romain » (vaincu) ni « Franc » (vainqueur), d'après la théorie d'Augustin Thierry (cf. billet 71). La plupart de toponymes ou de patronymes français étaient, à l'époque, d'origine soit gallo-romaine soit germanique. Son père était de la région du Bassin parisien, Beauce, d'une vieille souche française mais roturière. Sa mère envers qui il avait plus d'affection, donc, plus d'affinité qu'envers son père, était d'origine juive, une « race » (c'est le mot de Proust lui-même) qui n'était de nationalité française qu'à partir de la fin du XVIIIe siècle. Le côté maternel de Proust, les Weil, n'était donc Français que depuis moins de cent ans à la naissance de l'écrivain en 1871.
     Ce sentiment de nationalité devait être encore aigu chez Proust, car c'est un oncle d'une de ses grand-mères maternelles, Adolphe Crémieux (1796-1880) qui s'efforça énergiquement, comme le premier avocat juif, de faciliter l'obtention de la nationalité française aux juifs de l'étranger (Afrique, Proche-Orient). C'était la langue française qui travailla à la tâche. Le décès de ce républicain invétéré a été salué, avant Victor Hugo qui était un des habitués (comme Lamartine, Musset, Georges Sand, Rossini, etc.) du salon Crémieux, par les funérailles nationales. Il soutenait Arago, Gambetta, Carnot.
     L'étymologie de Crémieux est, d'après certains, d'un juron (sa)cré dieu !.

     Cela dit, je ne partage pas entièrement l'affirmation d'André Vial : « Celui qui devait donner aux lettres françaises une de leurs œuvres les plus puissantes, craint de ne pas être, dans son germe, dans le germe de son germe, Français » (Proust, Âme profonde et naissance d'une esthétique, Paris, Nizet, 1971, p. 83). La terminologie par trois fois répétée de germe ne me plaît pas. Serait-ce à force de se regarder étranger qu'il a pu parvenir à la description aussi complète de la France et des Français ? De ce point de vue, il se peut qu'André Vial ait eu en partie raison. Proust se sentait non-Français en France.
     Mais tout Français littéraire (c'est-à-dire, celui qui écrit français) qui peut être fier de l'être, ne souffre-t-il pas, ne craint-il pas de ne pas l'être ? En Art, en Science et en Littérature, ni nationalité, ni ethnie, ni religion n'ont de sens. (À  suivre)

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