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Philologie d'Orient et d'Occident
4 août 2010

Visualiser le monde antique de Nishiwaki (4)

Philologie d'Orient et d'Occident (50)


                                      Le 04/08/2010, Tokyo     K.


Relire Le primitivisme d'une coupe
Visualiser le monde antique de Nishiwaki (4)

              アカハラという魚を
                その乳光の目の上を
            avec un ventre écarlate (poisson),
         par-dessus l'œil blanc lacté

     Dans un pays d'idéogrammes, l'image visuelle du mot fait autant rêver le lecteur que l'image acoustique. J'ai traduit par blanc lacté l'expression 乳光 [nju:ko:] employée au sixième vers du poème Le primitivisme d'une coupe de Nishiwaki Junzaburô (recueil Ambarvalia).
     En effet, séparément, 乳 [nju:] veut dire "lait", 光 [ko:], "lumière". La signification de l'expression 乳光 est sans ambiguïté pour ceux qui connaissent les kanji. Mais aucun dictionnaire ne fait état du composé 乳光. C'est un néologisme créé par le poète. D'où le poète a-t-il fait venir ce terme adjectif-modificatif qu'aurait employé un bon peintre ?

     Dans le manuscrit que le poète a confié à notre institut, le feuillet 941 (sur 1270) Nishiwaki est consacré partiellement au kanji 魚 rendu par [yü], poisson. Le poète comparatiste, sans aucun complexe étymologique, compare le mot chinois avec le grec ἰχθύς "poisson"/ ἰχθυάω "pêcher" tout en soulignant la partie -χθύ-. C'était justement l'élément clé selon Chantraine et d'autres étymologistes (Meillet, Ernout, Pokorny, Beekes) pour rendre compte de l'étymologie du mot signifiant "poisson" indo-européen (cf. billet 11). Il faut dire que notre poète est allé droit au but.

     La prononciation ancienne chinoise de 魚 n'est pas [yü] (ou [gü]) , mais, d'après le dictionnaire du Dr Tôdô (Kanwa-daijiten, Tokyo, Shôgakkan, 1978), [ngıag (haute antiquité) / ngıo (antiquité)]. Elle se prononçait go au sud, gyo au nord, ü ou en pékinois moderne. Nishiwaki Junzaburô, après avoir évoqué, pour l'élément [yü] (ou [gü]) chinois qu'il assignait au kanji 魚 "poisson", γρίπων / γριπεύς "pêcheur" dont l'étymologie ne serait pas encore définie, ἐγώ "je, moi" (cf. billet 7) et ζώνη "ceinture (en forme de poisson) que portait le fonctionnaire chinois de l'époque de la dynastie T'ang", s'arrête devant un sens particulier du kanji 魚, qui est représenté par le composé 魚目 gyo-moku (œil "poisson") qui se serait dit d'un bon cheval, blanc des yeux (Tôdô, Kanwa-daijiten, Tokyo,1978, p. 1524).

     Je ne sais si l'expression 乳光 "lait-lumière", employée pour les yeux du poisson tenu dans la main par un garçon blond, est liée ou non avec le cheval aux yeux blancs. Le feuillet nous apprend que les associations lexicales du poète sont étendues jusque là. Le poète rapproche, cependant, du terme grec ὠχρός "couleur jaune ou pâle", le mot [gü] "poisson" dans ce sens.

     Pour 乳光 [nju:ko:], il y a un homonyme 乳香 "encens indien (mâle)". Le son [nju:ko:] évoque inévitablement et surtout ce dernier mot. C'est l'image visuelle des kanji 乳光 qui nous fait penser par défaut à la signification "blanc pâle" que je viens de démontrer. Le poète voulait-il nous faire imaginer par l'homonyme de 乳香 un des trois cadeaux (or, encens mâle, myrrhe) que les Rois mages d'Orient auraient apportés au jour de naissance du Christ à Bethléem ?

     On peut soupçonner que le poète Nishiwaki était au courant, même sans la lecture d'Emile Mâle, John Ruskin ou d'autres historiens d'art, que ἰχθύς "poisson" représentait Jésus, l'Oint Χριστός du Seigneur, sigle cher à l'iconographie occidentale. C'est par là que je crois voir s'ébaucher ce qui lie les deux poèmes du recueil Ambarvalia, intitulés l'un Le temps qu'il fait et l'autre Le primitivisme d'une coupe. Il s'agit de la religiosité de l'antiquité gréco-latine.   (A suivre)

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