Philologie d'Orient et d'Occident (22)   Le 28 / 04 / 2010, Tokyo, K.

Peut-on se figurer en phonologie un état antérieur à l'époque du Shī-jīng ?

(C = consonne)

     Suivant le Dr Tôdô (p. 1570 de son dictionnaire), l'ancien chinois semble n'avoir disposé que de deux intonations opposées (plate-ascendante / basse-descendante), alors que le chinois ultérieur en avait quatre (plate / ascendante / basse / descendante). Les tyoku-on (voir le billet 16) tels que aC, eC, etc. auraient précédé les yô-on : iaC, uaC, iuaC, ieC, ueC, iueC, etc.
    Avec le vocalisme sans palatalisation, le système d'intonation simple et les consonnes finales souvent caduques (sauf les nasales : m, n, ŋ), l'aspect général du chinois de l'époque antérieure aux 3000 ans BP semble avoir été beaucoup plus sobre et fruste que celui du chinois moderne. 
    La description phonétique des kanji à quatre époques distinctes en principe (haute antiquité, antiquité, moyen âge, moderne : selon le dictionnaire du Dr Tôdô) nous permet de suivre l'évolution phonétique du chinois des temps anciens à aujourd'hui. Ce qui nous autorise, du même coup, à en suivre l'histoire à rebours, c'est-à-dire, à remonter le cours de son évolution. C'est ainsi qu'on peut imaginer un état très archaïque du chinois (je veux l'appeler « proto-chinois »).

    Je prends pour échantillon le début d'un petit poème (manière « pays ») du Shī-jīng*, intitulé : « Le coq chante » ou « Le chant du coq » :

鶏鳴 jī míng (en pékinois moderne), ker mıĕŋ (à la haute antiquité), ke· meŋ (en proto-chinois).

  鶏    既    鳴    矣  /  朝    既    盈    矣  /  匪    鶏    則    鳴  /  蒼    蠅    之    聲

(Le coq a déjà chanté  / Le jour déjà en plein / Non, le coq n'a pas chanté / C'est le bruit des mouches bleues.)
En pékinois moderne :

          jī  jì  míng  yĭ  /  zhāo   jì   yíng   yĭ  /  fĕi   jī   zé   míng  /  cāng  yíng  zhī  shēng

A la haute antiquité :

         ker kiər mıĕŋ  ɦıəg / tıŏg  kıər  g˚ieŋ  ɦıəg / pıuər  ker  tsək  mıĕŋ / s'aŋ  dºiəŋ tiəg thieŋ

En go-on

         ke  ke  miau  i   /   teu  ke  yau  i   /   hi  ke  sok(u)  miau   /   sau  yô  si  siau

En kan-on

         kei  ki  mei  i   /   teu  ki  ei  i   /   hi  kei  sok(u)  mei   /   sau  yô  si  sei

En proto-chinois : [· représente un espace phonique (laryngale ?)]

        ke·  kə·  mĕŋ  ɦə·   /   tŏ·  kə·  geŋ  ɦə·   /   pə·  ke·  tsə.  mĕŋ   /   ts'aŋ  dəŋ  tə·  theŋ

En vocalisme (proto-chinois) :

        e   ə   eŋ   ə   /   o   ə   eŋ   ə   /   ə   e   ə   eŋ   /   aŋ   əŋ   ə   eŋ


    Le proto-chinois ainsi supposé semble se situer plutôt entre 呉音 go-on et 漢音 kan-on que dans un état qui préparerait ou précéderait la haute antiquité (cf. billet 8).

    Cette méthodologie nous oriente vers un nouvel horizon. Le pronom « je » en chinois avait deux formes antiques : nga et ngo qui remontent respectivement à ngar et ngag de la haute antiquité. Je ne savais pas exactement que ces deux formes de l'époque convergeaient vers une même origine. Je sais maintenant que, avec ces deux finales instables : r et g, les deux formes peuvent aboutir à un seul proto-type nga·.
    On peut faire remonter sans aucune difficulté la notion pronominale « toi », représentée dans la haute antiquité par 汝 niag, 若 niak, 女 nıag et plus tard par nio ou nia, au proto-type na·. Par contre, la même notion « toi » représentée dans l'antiquité par niĕ 爾 et dans la haute antiquité par nier ne peut venir du même na·. Car nier ne remonte qu'au proto-type ne·. Pour supposer une origine commune à na· et ne·, il faut aller chercher dans l'histoire une époque où les deux voyelles de noyau a et e pouvaient alterner en chinois.  (Pause pour la phonologie chinoise)


  *Trois cent-cinq poèmes recueillis dans la partie nord de la Chine actuelle, classés selon trois manières poétiques : pays (160 poèmes), cour (105), hymnes (40).