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Philologie d'Orient et d'Occident
16 février 2010

Rêveries onomastiques et idéogrammes

Philologie d'Orient et d'Occident  (1)
- Bulletin bihebdomadaire -      
Le 16/02/2010 à Tokyo

Rêveries onomastiques de Proust et les idéogrammes
- Images acoustiques ou visuelles - (1)


   « (...) bref un phonème, pris en lui-même, ne signifie rien. (...) Or ce vide cherche à être rempli. L'intimité du lien entre les sons et le sens du mot donne envie aux sujets parlants de compléter le rapport externe par un rapport interne (...) » Roman Jakobson, Six leçons sur le son et le sens, Paris, Minuit, 1976, p. 118.

   
Un nom commun a trois constituants : signifiant (image acoustique, d'après Saussure), signifié (concept) et référent (objet référé, chose). Pour les francophones, le son « chien » (non pas « inu ») semble étroitement lié avec le concept « chien ». Le caractère arbitraire saussurien entre le son et le sens n'est supposé qu'entre le son et le référent et non pas entre le signifiant (son) et le signifié (sens). « Entre le signifiant et le signifié, le lien n'est pas arbitraire ; au contraire, il est nécessaire. (...) L'esprit ne contient pas de formes vides, de concepts innomés ». C'est là l'idée que Benveniste a opposée à celle de l'arbitraire du signe linguistique (Nature du signe linguistique, Gallimard, 1939,  p 51).


    Par ailleurs, à un nom abstrait tel que la liberté, fait défaut une chose qui puisse être référée au terme liberté. Mais ce vide au niveau physique du référent liberté veut être rempli. C'est pourquoi on représente parfois la liberté ou la paix par une image ou statue quelconque. On veut compléter le vide par quelque chose de concret. C'est ainsi que le nom abstrait approche d'un état équilibré du nom commun.
    D'autre part, ce qui manque à un nom propre est le concept. Le nom propre n'a besoin que de signifiant et de référent. Pour qu'il fonctionne, il n'a pas besoin d'élément « sens » qui relierait le signifiant et le référent et dont un nom commun est nécessairement muni. Le vide de sens du nom propre doit être rempli. Le narrateur proustien veut combler d'imaginations gratuites ce trou sémantique des noms propres. Naïf, il s'extasie des sonorités des noms de lieu dont il ne connaît pas encore l'essence.

1) (le train) s'arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert (sic), à Pontorson, à Balbec (nom imaginé), à Lannion, à Lamballe, à Benodet (sic), à Pont-Aven, à Quimperlé, et s'avançait magnifiquement surchargé de noms qu'il m'offrait et entre lesquels je ne savais lequel j'aurais préféré, par impossibilité d'en sacrifier aucun. (Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1965, t.1, p. 386).

    Et voici des rêveries onomastiques du narrateur : tout tient aux sonorités des syllabes de ces noms de lieux.

2) (...) j'avais beau les comparer, comment choisir, (...) entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l'accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d'œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante, couronne par une tour de beurre ; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Benodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues ; Pont-Aven, envolée blanche et rose de l'aile d'une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal ; Quimperlé, lui mieux attaché, et depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s'emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d'araignées d'une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d'argent bruni.  (Swann, p. 388-389)

    Ce qui est d'abord sorti des images acoustiques se mue graduellement en images colorées, physiques, visuelles et concrètes. On voit ici naître le concept des noms propres. On va voir en quoi il va se transformer.

3) Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller depuis que j'avais lu la Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie, puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, (...). Et quand je pensais à Florence, c'était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu'elle s'appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. (Swann, p. 388)

    La rencontre du narrateur avec l'altesse Princesse de Parme, petite, noire et à l'allure peu stendhalienne (Guermantes, t. 2, p. 426-447) qui, pourtant, donnait souvent les plus belles soirées de Paris, dissipa ces rêveries innocentes du nom de Parme. Ces imaginations onomastiques s'étiolent rapidement au contact du monde visible et réel. La réalité chasse le rêve.

4) Sans doute, les noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons souvent une sorte de stupeur quand nous avons devant nous, au lieu du monde imaginé, le monde visible (...) (À l’ombre des jeunes filles en fleurs, t. 1, p 548)

    Le port de Honfleur était rattaché dans son imagination à une fleur, le village Bricquebœuf à un bœuf.  C'est l'étymologie - science qui consiste à rechercher le vrai (ἔτυμος) sens du mot - qui détruit la poésie. La science chasse la poésie.

5) J'avais trouvé charmant la fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur, Flers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le bœuf qu'il y a à la fin de Briquebœuf. Mais la fleur disparut, et aussi le bœuf, quand Brichot (...) nous apprit que « fleur» veut dire « port » (comme fiord) et que « bœuf », en normand budh, signifie « cabane ». (Sodome et Gomorrhe, t. 2, p. 1098)


     
Ces passages proustiens ne sont pas simplement pour tracer l'acheminement fatal d'une illusion onomastique, mais pour accuser la force d'évocation des noms propres et l'adresse poétique de l'auteur en vue de les exploiter. En plus, c'est pour montrer la puissance évocatrice propre aux images acoustiques provoquées par la lecture mentale des mots. Nous allons voir maintenant ce qu'il en est dans une langue des idéogrammes où la sensibilité s'incline plutôt vers les images visuelles qu'aux acoustiques.

     L'origine de la langue japonaise est toujours mal éclaircie. Il y a là plusieurs hypothèses dont aucune n'est admise communément. D'après la nôtre (cf. Nihongo-wa dokokara umareta-ka
« D'où est née la langue japonaise », Tokyo, éd. Bestsellers, 2005), elle ne vient d'aucune des langues vivantes mais dérive plutôt, non pas des langues polynésiennes, mais du vieux fond continental (d'Asie) qui a pu être, entre autres, le berceau du proto-indo-européen (dans le détail, lire le livre cité ci-dessus).

(A suivre)



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Commentaires
C
Ce texte me rappelle de bons moments partagés à St-Etienne, autour de la question d'où vient le sens des mots chez Proust !
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C
Ce texte me rappelle de bons moments partagés à St-Etienne, autour de la question d'où vient le sens des mots chez Proust !
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